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Immolation et démocratie
07/06/2014 22:07
Immolation et démocratie
Dimitar Dimitrov est parti en direction de la présidence de la République, à Sofia. Il a sorti une petite bouteille de vodka qui contenait de l’essence. Il l’a versée sur ces épaules et y a mis le feu. « Je ne voulais pas me suicider, mais je voulais que le monde entier soit au courant de mon geste. C’est pour ça que j’ai agi devant la présidence ». Révélera-t-il plus tard. (Cf. Le Monde Géo et politique du 18/12/2013). Au moins 117 Tibétains ont mis le feu à leur vêtement depuis 2009. La plupart sont morts ! En Tunisie, l’immolation de Mohamed Bouazizi a été l’acte qui a déclenché les événements qui ont abouti au fameux « Printemps arabe ». Ce jeune homme s’est vu confisquer son matériel de travail avec lequel il survenait aux besoins ordinaires et alimentaires de sa mère et de ses sœurs. Il s’est immolé pour protester. Sa mort a suscité une vague de protestations dans son pays. Celle-ci a évincé le président Ben Ali du pouvoir. Aujourd’hui on compte plus de 160 immolations en Tunisie ! En remontant le cours de l’histoire, on peut noter l’immolation, sur la place Wenceslas, à Prague, de Jan Palach le 16 août 1969, étudiant Tchécoslovaque qui protestait ainsi contre l’invasion de son pays par l’Urss. Avant cela, en 1963, un bonze vietnamien s’immola à Saïgon pour protester contre le régime dictatorial pro-américain de l’époque.
Depuis l’acte symbolique et pathétique de Mandiara Ouatara (dû à la « méchanceté du Rdr »), j’ai tenté de savoir, à froid, pourquoi des individus s’immolent par le feu. J’ai compris que ce n’est pas un acte de bravoure ou d’auto-flagellation mais plutôt un acte de protestation qui prend valeur d’offrande et de sacrifice de soi pour les autres. Une psychiatre tunisienne, Rita El Khayat, donne un sens à la « symbolique de l’acte ». D’après elle, « il y a la volonté de marquer l’imagination de l’autre. Cela provoque chez ceux qui assistent ou chez ceux qui en entendent parler un processus horrifique ». Pour elle il y a une sorte de « torche humaine » qui marque et éclaire inévitablement les consciences et peut susciter la révolte populaire. L’immolation par le feu est le « suicide sacrificiel par excellence » qui provoque « une onde de choc » au sein de la société. D’ailleurs, le lieu que choisissent les immolés est toujours symbolique : dans la plupart des cas, devant les présidences de la république et les autres symboles de l’Etat. L’immolation est donc toujours « un acte de protestation publique ». On prend à témoin toute la société pour exprimer son ras le bol devant les injustices d’un pouvoir qui ne se préoccupe pas des pauvres mais qui les opprime et rattrape ceux de son clan, livrant les autres à la misère et à la détresse. Les immolations ont lieu généralement dans les pays où on est au stade zéro de l’être et de sa considération existentielle, où la population est obligée de subir la dictature des gouvernants, où les hommes sont banalisés et opprimés. « C’est la façon la plus voyante de protester quand on ne peut ni parler ni être entendu ». En définitive, relève la psychiatre, c’est le « cri des opprimés de toutes natures ». De façon générale, la réponse des gouvernants aux messages des immolés est triste et méprisante. Un exemple triste chez nous avec le cas Mandiara Ouattara : le porte-parole du gouvernement a fait savoir que depuis que son mentor de Ouattara est au pouvoir, personne n’est jamais venu lui dire qu’il meurt de faim ! Il a aussi dit que « le gouvernement a sa lecture » de ce fait ! Ainsi, le pouvoir, partout, cherche toujours à minimiser et même à humilier l’acte symbolique des immolés. Il les traite même souvent de « fous » ! Mais selon la psychiatre, « c’est une manière de cacher le message, de le discréditer, pour faire taire ce cri » (Pour aller plus loin, cf. www.m.slate.fr/story/33053/immolation-pourquoi). Quand des individus baignent dans un luxe insolent et immérité comme ceux qui nous gouvernent aujourd’hui par les armes, les flammes de l’immolation n’ont aucun sens pour eux mais elles représentent pour les opprimés les flammes de l’amertume et de la douleur atroces. Et pour nous croyants elles doivent être vues comme les flammes (ou feu) de l’enfer sur terre, les flammes suscitées par le Diable et ses suppôts. Les immolations sont-elles en train de devenir un acte de démocratie ? On peut le croire. Cependant, gageons qu’elles ne fussent pas la solution finale et fatale. Jusque-là on n’a connu que les marches, les grèves de la faim, les sit-in. Aujourd’hui, chez nous, s’ajoute l’immolation dont Mandiara Ouattara est le symbole à la fois historique et démocratique. Le plus cocasse dans cette affaire, c’est qu’elle est un membre actif du parti au pouvoir. Du temps du « méchant Gbagbo », on n’a pas entendu dire qu’un malheureux a tenté de s’immoler pour protester contre l’horrible pouvoir de celui-ci. Il a fallu l’arrivée au pouvoir des « démocrates patentés » pour que quelqu’un, l’un des leurs, s’immole chez nous par le feu ! C’est donc un message fort et pourvu de sens que nous laisse dame Mandiara Ouattara (peut-être une oubliée du rattrapage) et que nous ne devons pas banaliser.
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Littérature, Sciences humaines et émergence
30/05/2014 19:58
Littérature, Sciences humaines et émergence
« On ne peut pas rendre un pays émergent par la littérature. Moi, je n’ai jamais appris que la littérature a permis à un pays d’augmenter son Pib ou de faire de la valeur ajoutée. » Ceci est un extrait des propos que le ministre de l’enseignement supérieur ( !) a tenu devant des universitaires et leurs étudiants à l’université de Bouaké. La gravité de ces propos aurait mérité une réaction proportionnée de l’éminente grise universitaire. Mais nous sommes dans un autre monde et surtout dans un autre pays. Dans un tel pays les propos d’un ministre sont paroles d’Evangile. On les avale pour passer à autre chose même quand ils blessent et défient notre intelligence. En ce XXIe siècle, déclamer devant des universitaires et étudiants en littérature et sciences humaines, et dans un amphithéâtre, que celles-ci ne servent à rien et qu’on n’a même pas besoin de trimer dans les amphithéâtres et bibliothèques pour les acquérir (le ministre nous renvoie à nos aïeux et parents qui seraient ontologiquement littéraires et poètes : « Nous-mêmes, nous sommes des littéraires nés »), c’est faire injure à toute la science. C’est mépriser nos intelligences et nos efforts d’acquisition de la science. Décidément, l’émergence derrière laquelle nous courons tous azimuts peut nous rendre fous dans ce pays. On peut y parvenir avec une canne mais jamais avec les Sciences humaines et la littérature. Le symbole de notre « canne émergente » est ici le fusil. Ce que notre ministre a voulu nous dire et que peut-être nous n’avons pas assez compris, c’est que nous n’avons que des fusils pour émerger. Rien de surprenant pour quelqu’un qui trône dans un gouvernement parvenu au pouvoir par les armes. Quand on a passé soi-même son temps à brasser des milliards à la douane, quand on a compté les fonctionnaires en se décarcassant pour rattraper la plupart d’entre eux et que tout à trac on se retrouve à diriger des universités, on peut dire que la littérature et les Sciences humaines ne valent rien si nous voulons émerger. « Augmenter son Pib » et « faire de la valeur ajoutée » seraient donc pour notre ministre, ce qui est nécessaire pour émerger ! Ainsi, même si les canons peuvent nous aider à augmenter notre Pib et faire notre valeur ajoutée, c’est l’essentiel. Le reste n’est que pure spéculation de l’esprit et bavardage creux pour des gens qu’on paie inutilement et pour des étudiants qu’on forme mais qui ne serviront à rien sinon reprendre les verbiages abasourdissants de leurs maîtres. Ailleurs, les civilisations antiques égyptiennes, européennes et greco-philosophiques et le siècle des lumières au XVIIIe (qui étaient surtout littéraires et philosophiques) ont contribué à la révolution de la science et de l’humanité. Ici, ces mêmes Lettres ne valent rien. Ailleurs, les Sciences humaines contribuent à humaniser le monde, à rendre conscientes les découvertes scientifiques et à les orienter pour la civilisation de l’humanité. Elles posent l’homme comme sujet et fin de la science et non objet de celle-ci. Elles ramènent le développement à l’épanouissement de l’homme et non à sa déshumanisation. Ici, elles ne sont que bavardages et paperasse à brûler. Elles ne sont pas nécessaires pour l’homme d’ici. Je suis convaincu que ces propos démunis de toute rationalité de notre ministre, et qui puent l’ignorance à mille lieues, ont eu au moins l’avantage de retourner dans leur tombe les Platon, Aristote, Denis Diderot, Auguste Compte, Charles Baudelaire, Nicolas Boileau, Jean de La Fontaine, Charles de Secondat (Montesquieu), Jean-Jacques Rousseau, René Descartes, Karl Marx, Jean-Paul Sartre, Friedrich Nietzsche, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Cheick Anta Diop, Léon-Gontran Damas, Jean-Marc Ela et les autres. Notre ministre a publiquement désavoué leurs sciences, méprisé leur savoir et dénié leur contribution à la civilisation de l’humanité et c’est sûr que bientôt ils ne seront plus les bienvenus dans nos amphithéâtres et pourraient être remplacés par les Guillaume Soro, Watao, Chérif Ousmane, Koné Zacharia qu’on présente aujourd’hui comme modèles de réussite, d’émergence et de civilisation. Avec eux, le Pib et la valeur ajoutée adviennent en vitesse, au bout des cannes et des fusils. Quelques coups de canon suffisent pour cela. Peut-être même que bientôt nos amphithéâtres disparaîtront puisque notre ministre nous invite à aller danser au village : « Est-ce que nous, on a besoin d’apprendre la poésie. Mais, allez au village vous allez voir, quand les gens parlent, vous avez envie de danser tellement ils parlent bien ». On enseignera alors à nos étudiants le « griotisme », on leur inculquera surtout, pour leur savoir scientifique, la grande science de Kalachnikov, ce Russe qui a inventé l’arme qui porte son nom et qui vient de mourir. Car avec cette kalach au moins, on peut augmenter, à une vitesse exponentielle, notre Pib et faire de la valeur ajoutée pour parvenir, même sur une canne, à notre émergence. Nos universitaires répliqueront-ils aux propos humiliants de leur patron ? Question à un milliard d’Euros. Je doute fort bien qu’ils n’aient pas applaudi à tout rompre ces propos comme leurs collègues Sénégalais avaient applaudi à ceux de Nicolas Sarkozy, dans un autre amphithéâtre, nous martelant que nous autres Noirs, n’avons pas d’ « Histoire » ! Décidément, nos amphithéâtres au lieu d’être les sanctuaires de notre civilisation, sont au contraire les temples de notre humiliation.
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Eglise et débat sur la Cei
24/05/2014 18:02
Eglise et débat sur la Cei
S’il y une passion qui préoccupe et cristallise aujourd’hui le tumultueux monde politique ivoirien dans toute sa diversité et ses couleurs, des plus doctes aux plus ordinaires, c’est bien le débat sur la nouvelle mouture de la Cei. Si l’argent est le nerf de la guerre, il faut bien admettre que chez nous, en plus de l’argent, il y a aussi cette Cei qui est le nerf de notre guerre. De près ou de loin, l’on assiste ou participe à cette rhétorique politico-électorale qui ne manque aucunement d’intérêts pour diverses raisons que nul n’ignore. On le sait, la Cei est à la base de la guerre qui a violemment secoué et déstructuré le fragile tissu social de notre pays en 2010 et 2011. Cette Cei, chez nous, est la tour de contrôle du fauteuil présidentiel et de tous les insignes du pouvoir qui s’y rattachent. La Cei détient le code d’accès au pouvoir présidentiel. Ainsi, qui la contrôle est plus que sûr de détenir les clefs du palais. Normalement, en tant que Commission indépendante, elle devrait être véritablement indépendante ; c’est-à-dire qu’elle devrait être animée par des citoyens ivoiriens dotés d’une morale, d’une honnêteté et d’un courage peu suspects. Malheureusement notre Commission indépendante à nous est le nid de tous les va-t-en guerre coptés par leurs mentors pour y être leur bras séculiers. Sa composition dont on veut la doter contient déjà les germes et les signes avant-coureurs d’une nouvelle crispation et donc d’une nouvelle guerre bien visible à l’horizon. Un comédien de chez nous a bien dit que quand deux personnes se battent pour une somme de mille francs Cfa, c’est qu’il y en a un qui veut six cents francs au lieu de cinq cents francs qui est la parité parfaite.
Dans ce grand débat qui fait rage dans la société ivoirienne ces temps-ci, ce qui me surprend, c’est le grand silence de nos hommes de Dieu, surtout de l’autorité catholique de notre pays. Toujours suspectée d’appartenir à un clan ou à un autre, toute chose qui altère gravement la pertinence de ses interventions et la crédibilité de sa mission, notre Conférence épiscopale, refusant d’assumer sa mission prophétique dans une société qui ne la reconnaît plus comme prophète, préfère peut-être se taire pour préserver le peu d’honneur qui lui reste. Ce qui peut-être la préoccupe en ce moment, c’est le programme des veillées de prière pour la paix et la réconciliation après les élections à venir, quand les armes seraient en train de tonner et que la population serait en train d’être décimée. J’ai toujours dit que cette méthode est inefficace et indigne. La mission de l’Eglise n’est pas d’organiser, comme un pompier, des veillées de prière pour la paix et la réconciliation pour faire plaisir aux hommes politiques. Et j’ai toujours refusé, depuis un certain temps, de participer à un tel montage. Je n’ai jamais considéré Dieu comme un pompier ou un magicien faiseur de paix et de réconciliation. La mission de l’Eglise, surtout dans notre pays en pareille circonstance, est d’attirer publiquement et courageusement, même à cor et à cri, l’attention de ceux qui préparent la prochaine guerre en braquant et prenant en otage la Cei. Si notre Eglise se contente de ce strapontin qu’on lui a donné au sein de cette Commission pour entretenir l’illusion qu’elle est encore importante dans cette société ivoirienne, elle manquera encore une fois, et malheureusement, d’être prophète dans une société prise en otage par des politiciens sans envergure qui trônent avec des armes au sommet de l’Etat. Chez nous, nous devons comprendre la « Nouvelle évangélisation » (formule à la mode aujourd’hui) comme la mission prophétique de l’Eglise dans une société sans valeur et sans morale depuis le sommet jusqu’à la base. La « Nouvelle évangélisation » ne pourra jamais être l’acquisition de « moyens de communication sociale » : journaux, radios, télévisions, sonos pour les veillées de prières. Elle doit être l’insertion concrète de l’Eglise dans la vie sociale, politique et économique du peuple, principalement du peuple martyrisé et souffrant, sacrement de Jésus-Christ. Si l’Eglise de notre pays ne donne de la voix que quand l’Etat lui refuse ses subventions pour ses écoles et ses nombreux pèlerinages en terre sainte, elle ne peut pas être l’espérance du peuple souffrant. « Évangéliser, a dit le pape François, c’est rendre présent dans le monde le Royaume de Dieu ». Pour la « Nouvelle évangélisation », le pape nous invite à sortir du confort de nos églises pour affronter les réalités de nos sociétés : « Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ…je préfère une Eglise accidentée, blessée et sale pour être sortie sur les chemins, plutôt qu’une Eglise malade de son enfermement et qui s’accroche confortablement à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Eglise préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures…Ne nous laissons pas voler la force missionnaire » (La joie de l’Evangile, n°s176, 49 et 109). Voilà, pour le pape François, et donc pour toute l’Eglise catholique ce que devrait être la « Nouvelle évangélisation ». Si l’Eglise de notre pays veut éviter notre seconde guerre, si elle veut répondre à l’appel du pape pour la « Nouvelle évangélisation », elle doit courageusement prendre part au débat actuel sur la Cei. La politique ne doit plus être pour elle un tabou mais un moyen de communion et de solidarité avec les opprimés de notre pays. Peut-être par là, trouverait-elle une nouvelle jeunesse et une nouvelle crédibilité.
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Crises romancées
16/05/2014 00:09
Crises romancées
Les Africains essaient de comprendre, de vivre et de relater leurs drames et leurs chocs avec l’Occident triomphant sous diverses formes. Calixthe Beyala, dont nous connaissons l’engagement pour la dignité de l’Afrique vient de publier son dernier roman ce printemps ; (Le Christ selon l’Afrique, Albin Michel, 2014, 268p.) En parcourant celui-ci d’une puissance descriptive et d’une esthétique académique peu suspectes, je suis tombé sur cette séquence où, par la voix de certains de ses personnages, elle évoque les crises simultanées ivoiriennes et libyennes. La scène, assez comique, se passe à Kassalafam, au Cameroun.
« Au carrefour des Trois-Morts-Six-Accidents, le bombardement de la Côte d’Ivoire et de la Lybie avait déchaîné les passions, rendant mes concitoyens aussi remuants que l’océan Atlantique. Cette ferveur avait dégénéré en discussion sorbonnarde, polémique havardienne, controverse valladolidienne. L’opinion publique kassalafamiène s’était divisée en quatre groupes, des plus doctes aux plus incultes, des plus va-t-en-guerre aux plus fatalistes. Ca conflictuait, désaccordait, querellait ! …L’Afrique affrontait l’Europe pour des vieilles histoires de colonisation et d’esclavage, de néocolonialisme et de mondialisation qui n’avait réussi qu’à mondialiser la misère. Homotype et Doctaire se disputaient avec moult gestes en se lançant des mots aussi piquants que des cactus.
-Que fais-tu du respect de la souveraineté des Etats, Doctaire ? demande Homotype. Que je sache, la Côte d’Ivoire comme la Lybie sont des Etats indépendants. Seuls les peuples doivent décider de leur avenir. C’est du néocolonialisme ! C’est de la prédation pure et simple ! - On n’allait pas laisser ces fous de Kadhafi et de Gbagbo tuer tranquillement leur peuple, s’insurgea Doctaire, un tumulte de sang dans le regard. La démocratie a parlé. Il fallait respecter les voies des urnes. -Tu crois, toi, à cette démocratie au bout des canons ? La démocratie est-elle un produit exportable qu’on impose avec les armes ? - Ils ne veulent pas quitter le pouvoir, fallait faire quelque chose. - En tuant le peuple ? Tu veux que je te le dise, Doctaire ? T’es qu’un colonisé mental ! un esclave avec des chaînes invisibles au cerveau ! Un suppôt de l’impérialisme triomphant !
Les gens applaudissaient tout à tour les rhétoriqueurs, tout en y ajoutant leur grain de sel. Monsieur Dingué ouvrit les paris :
-A deux contre cinq qu’il y aura un cadavre aujourd’hui.
Cette fureur de qui savait avoir déjà perdu la guerre était pathétique. L’Afrique n’avait aucun moyen de réagir à ces agressions. Et s’engueuler nous rendait aussi émouvants qu’un homme qui rêve de s’acheter une fusée alors qu’il ne possède pas un vélo.
-Il faudrait s’engager dans une milice de défense du continent et bouter l’Otan hors de nos frontières, proposa une femme. - Dieu est aux commandes, ne cessaient de répéter les adeptes du prophète. Ces diables de Blancs ainsi que leurs collabos noirs sont déjà vaincus. (…) - Pas étonnant que Doctaire soutienne l’Otan, dit quelqu’un dans la foule. Les Doualas ont toujours collaboré à l’exploitation des Africains. Les ancêtres de Doctaire ont vendu leurs propres frères aux Américains pendant l’esclavage. - Je suis fier des mes origines, s’exclama Doctaire avec dédain. Mes ancêtres n’auraient pas collaboré avec les Blancs que vous seriez encore à vous balader nus dans vos forêts et puis, il y aurait pas eu Barack Obama, premier Président nègre de la première puissance prédatrice du monde.
Un jeune homme bondit sur Doctaire et nous crûmes qu’il allait le frapper, mais il lui dit simplement : - Tu devrais plutôt avoir honte, car les verroteries que les Whites ont donnés à tes ancêtres en contrepartie de leur traîtrise ne recouvrent pas ton indignité chronique. Quant à ton Obama, ce n’est qu’un pantin que la CIA a nommé pour tuer les Africains.
Doctaire poussa un soupir et un flot de sueur dégoulina de son front. Entre deux bafouillis, il rappela que c’était grâce à lui que nous étions en bonne santé. Puis il déterra Hitler dont Kadhafi n’était que la réincarnation…Sous les traits de Gbagbo, il fit renaître Bokassa. Il conclut que tous deux méritaient leur sort, que même la mort était trop belle pour ces dictateurs.
-Mensonges ! hurla Homotype. Mensonge et propagande atlantiste pour recoloniser l’Afrique. L’Otan n’a rien à foutre de la liberté des peuples africains. Pourquoi ne renverse-t-elle pas certains présidents à vie selon vous ? Parce qu’ils les laissent piller sans protester. Mais lorsqu’un dirigeant de notre continent est un nationaliste et un panafricaniste, qu’il travaille pour son pays, il devient l’homme à abattre. - Les peuples ont besoin de nourriture, certes, mais aussi de liberté, dit Doctaire. Les Libyens avaient de la nourriture en abondance, de l’électricité à flots, des maisons gratuites, mais ils étaient privés des libertés fondamentales. - On mange cette démocratie avec quel tubercule ? demanda Abeng, l’autoproclamée reine de beauté. Des macabos, des plantains ou quoi ? Parce qu’on a faim, et leur démocratie, rien à foutre ! » (pp. 83-87).
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Etats sous tutelle
04/05/2014 23:59
Etats sous tutelle
« En quoi et comment les taux de croissance que le continent enregistre en ce moment peuvent-ils être une réponse adéquate à la paupérisation et à l’exil des Africains dans un contexte où l’Etat est sous tutelle et ses contre-pouvoirs sous contrôle ? » (Aminata Traoré, L’Afrique humiliée, Pluriel, 2011, p.222). L’altermondialiste Aminata Traoré pose ici intelligemment la situation actuelle de l’Afrique du point de vue de son rapport et de son histoire avec l’Occident. En effet, au moment où les prophètes annoncent son « embellie et sa croissance économiques », persistent encore des problèmes de fond, des zones troubles que l’Afrique doit résoudre et éclairer elle-même pour les générations présentes et futures dont on dit être les « heureuses bénéficiaires » de notre « croissance » actuelle. Les chiffres qu’on brandit ça et là dans toutes les tribunes et officines pour émouvoir le monde entier et les développeurs de l’Afrique et leurs complices locaux ne sortent que des ordinateurs et calculatrices des mêmes qui exploitent, pillent le continent et maintiennent nos Etats sous leur tutelle. Eux seuls savent ce qui rentre dans leur caisse et ce qui en sort. Quels sont les effets concrets de leurs chiffres sur l’Africain lambda ? Car ces chiffres, on le voit, sont bien loin des drames de nos bidonvilles et des campagnes où nos parents, opprimés et torturés par la misère, ne savent même pas faire leurs calculs. Que signifie pour nos parents pauvres et exploités une « croissance à deux chiffres » ou « une embellie économique » quand ils n’ont même pas deux repas par jour et de l’eau potable ? Ces chiffres peuvent être brandis et justifiés mordicus dans la mesure où nos experts de l’Onu, de la Banque mondiale, du Fmi, de l’Ue ne connaissent qu’Abidjan, Bamako, Ouagadougou, Kinshasa,… et le confort douillé et insolent que ces capitales africaines leur offrent à l’occasion de chacune de leurs nombreuses villégiatures africaines. Connaissent-ils Moussakro, Abattoir II, Sokouradjan, Yaokoffikro, Gohitafla et leurs réalités quotidiennes et connexes ? Il est tout de même stupéfiant et ridicule d’entendre que nous sommes en pleine croissance alors que nous demeurons sous tutelle, toujours exploités et pillés ; alors que nous sommes éternellement réduits en pourvoyeurs de matières premières et que les prix de celles-ci sont injustement et arbitrairement fixés à Londres, Paris et New York au mépris des efforts et des souffrances du travail quotidien de nos parents ; alors qu’avec le Franc Cfa la France détient, comme un usurier, le cordon de notre bourse ; alors que les multinationales viennent étouffer les entreprises locales qu’elles contraignent à mettre la clef sous le paillasson livrant ainsi des milliers de travailleurs au chômage et à la misère; alors que les occidentaux jouent les gendarmes sur nos terres sous prétexte de nous protéger ; alors que nous ne pouvons pas choisir librement ceux qu’on croit capables de nous diriger et que nos dirigeants qu’ils nous imposent vont se soigner en Occident quand ils ont la migraine ou la sciatique. Il n’y a que les applaudimètres de toujours pour croire en de tels incantations et dogmes modernes sortis des intelligences de nos tuteurs pour justifier leur présence envahissante en Afrique. Au même moment où ils tancent nos chefs d’Etat et les reconnaissent comme dictateurs, au même moment ils nous chantent notre « croissance » ! Pourrait-on parler de croissance à Paris tant que la France était sous occupation naziste ? Une telle cacophonie orchestrée avec les chiffres ne peut que nous abasourdir. La métaphore de la « croissance » exagérément développée dans leurs instances nous fait plus de mal que de bien. Pour qui nous prend-on alors? Que font-ils alors des questions de démocratie, de bonne gouvernance, de liberté d’expression et des droits de l’homme qu’ils nous ressassent à longueur de discours ? In fine, pour nous Africains, il nous faut reconnaître, malgré nous, que ce sont les chiffres qui nous gouvernent et constituent notre développement et notre richesse; croissance et développement en chiffres, croissance et développement contrôlés. Entre eux et la réalité, il y a d’énormes fossés que ceux qui les brandissent n’auront jamais le courage et l’honnêteté de franchir.
« En tant que Maliens, nous n’aurions jamais cru qu’un opérateur économique – Orange (c'est-à-dire France Télécom) – pouvait engranger et rapatrier en un an 52 milliards de francs CFA (après impôts) pendant que, à tous les niveaux, on se gargarise de mots sur la lutte contre la pauvreté et la bonne gouvernance », révèle Aminata Traoré (Op. cit., pp.287-288).
Sans doute, pour que nous croyions en leurs chiffres et prophéties, faudrait-il que nous soyons devenus soit idiots, soit ignares ou même les deux à la fois.
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