Au pays de la corruption
L'affaire a fait beaucoup de bruits. Des journalistes ivoiriens qui tentent de corrompre un des leurs. Ils ont été missionnés par une ministre de la république pour tenter d'obtenir, contre espèce sonnante et trébuchante, une «trêve» auprès de ce collègue à propos d'une magouille dans les caisses de l'Etat au détriment du contribuable ivoirien. La circonstance qui aggrave cette affaire de tentative de corruption -même si le cas n'est pas nouveau- est qu'il s'agit fort bien de personnalités du pays; une ministre de la république et des journalistes dont un est le président de tous les journalistes de Côte d'Ivoire. Plein d'amertume, je me suis demandé comment les journalistes de mon pays ont-ils pu confier leur sort à l'un d'entre eux dont la rigueur morale est aussi ténue. Comment ces hommes et femmes que j'aime bien et que je respecte pour leur rigueur et vigilance intellectuelles ont-ils pu manquer de vigilance eux qui sont toujours prêts à brocarder les hommes politiques? Au-delà de mes préoccupations, se pose rigoureusement le problème de la corruption dans la société ivoirienne. Il n'y a aucun doute que notre société est foncièrement corrompue, depuis le sommet de l'Etat jusqu'au plus petit service de l'administration publique ou privée. A tous les échelons, se côtoient quotidiennement et merveilleusement bien corrupteurs et corrompus. Dans ce vacarme corrupteur, les uns, à qui mieux mieux tentent, sans aucun scrupule, de séduire les autres. Il n' y a pas un seul service de notre administration qui échappe à la gangrène corruptrice. Présidence, ministères, tribunaux, police, gendarmerie, armée, mairies, sous-préfectures, préfectures, universités, lycées, collèges, hôpitaux, tout est miné et infecté par les corrupteurs et les corrompus. Tous les pouvoirs qui se succèdent les favorisent et en dehors des déclarations de façade pour faire plaisir aux investisseurs, le système se ramifie et se perfectionne davantage au fil des ans. Chaque pouvoir a sa façon d'organiser son système. Il en établit ses critères, ses principes et en choisit ses hommes. Mais tous ont le même objectif: la perfection scientifique de la corruption. A quoi peut servir le corps quand la tête est pourrie?
J'ai lu un jour cet écriteau ahurissant sur un Woro-woro à Daloa: «C'est pas diplôme qui compte c'est connaissance». Cet écriteau résume à lui tout seul cette pratique mafieuse qu'est la corruption en Côte d'Ivoire. Les statistiques dans ce domaine sont vraiment effroyables et inquiétantes: dans le classement de la Fondation Mo Ibrahim sur la gouvernance africaine en 2013, la Côte d'Ivoire occupe le 44è rang sur 52 pays. Dans la sous région Cedeao, notre administration occupe la 15è place sur les 16 pays de la zone. Transparency International classe notre pays au 166è rang sur 177 pays classés dans le monde. Et dans l'espace Uemoa, nous occupons la dernière place: 8è sur 8. Le bilan est à la fois triste et honteux. Mais on peut le comprendre aisément. En effet, quand on a fait pendant deux décennies le pied de grue devant le palais présidentiel dans l'intention d'y occuper par tous les moyens le fauteuil qui s'y trouve et quand on réussit à y pénétrer sous escorte des bombes démocratiques, on ne peut que parvenir à ce sombre et honteux bilan malgré l'opération de communication et de charme qu'on exhibe intempestivement et bruyamment aux Ivoiriens pour leur cacher la détresse et la misère morale. Donc, dans l'état actuel de la gouvernance dans notre pays, nous devons savoir que la corruption n'a pas émergé ex nihilo. Quand on accède au pouvoir par les armes, la corruption n'est jamais loin dans la gestion des affaires de l'Etat, arme et corruption faisant bon ménage. Et constatons aussi que le «rattrapage ethnique» érigé en règle de gouvernement par les autorités du palais ivoire ne peut être que le vecteur favorisant la corruption qui vient d'être mise à nu par le fait que nous évoquions au début de cette réflexion. Tous les membres du clan veulent manger, surtout que les griots de service nous chantent à longueur de discours que la soupe est désormais abondante. Et chacun y va par ses moyens et par ses forces en comptant sur la bénédiction du chef.
Ainsi, petit à petit, et à sa manière, notre pays avance vers son «émergence» qu'on nous a promis pour très bientôt et à laquelle beaucoup, naïvement y croient. Mais si cela devrait vraiment arrivé, notre progrès serait atypique dans l'histoire des pays émergents: une monnaie de colonie, une économie de colonie et de prédateurs tranchants, un pouvoir corrompu, des dozos qui traumatisent la population, des journalistes qui se transforment en bras corrupteurs des hommes au pouvoir!
Tant qu'on n'aura pas compris ici que la corruption est le premier obstacle contre le développement et que par conséquent les autorités – si tant est qu'elles ont encore de l'autorité - doivent prendre des mesures draconiennes pour la prévenir ou la sanctionner, nous serons toujours les derniers de la classe. Pour ne pas comprendre cela, il faut avoir été abasourdi par le bruit des armes qui ont conduit au pouvoir.