(Article déjà paru dans la rubrique Au nom de notre foi du quotidien Notre voie)
Ambiance politique au campement
Du 12 au 26 septembre dernier, j’ai passé quelques temps de vacances, là-bas, dans le campement de mes parents, perdu entre la forêt classée de la Marahoué et la savane, dans la région de la Marahoué. J’ai voulu volontairement fuir un tantinet l’ambiance morose et délétère de la Cité des antilopes, rythmée fréquemment et sauvagement par les rumeurs d’attaques et les exactions inhumaines des FRCI et de leurs cousins Dozos sur les jeunes qu’ils identifient et photographient comme des « miliciens pro-Gbagbo » et qu’ils traquent méchamment jusque dans leur dernier retranchement sur indication mensongère de jeunes Dioulas. Oubliant eux-mêmes leur triste et lugubre passé pourtant récent, ils s’adonnent à ces exactions, sous prétexte de protéger le pouvoir de leur mentor acquis dans « le feu, la flamme et la boue ». Nos experts et autres spécialistes en droits humains, naguère alertes, prolixes, imaginatifs et productifs sont subitement et étrangement devenus muets, sourds et aveugles devant ce triste spectacle et la clameur sans cesse abasourdissante des opprimés et torturés du pouvoir du « feu, de la flamme et de la boue » qui sourde des camps de concentration établis sur toute l’étendue du territoire dont la Dst est le point d’orgue.
J’ai donc voulu fuir cette ambiance macabre et amère ; abandonner journaux, radios, télévisions, internet et rumeurs pour vivre d’autres réalités dans la brousse, respirer l’air frais non pollué par la poudre de canon, tendre des pièges, attraper et manger de la « viande de brousse », boire du vin de palme pure, non « baptisé », parler ma langue, causer avec mes frères et amis toujours contents de me revoir, visiter des plantations d’ignames, de manioc, de riz, de bananes, être réveillé par les chants du coq et les gazouillements d’oiseux venus du ventre de la forêt qui ceinture le campement et non plus par la voix tonitruante du muezzin et par la cloche matinale de l’église paroissiale du quartier, écouter les nouvelles du campement et en vivre l’ambiance sauvage par ces temps de pluie et d’intenses travaux champêtres. En somme, je voulais changer d’air et d’activités, voir et parler avec d’autres personnes, écouter d’autres choses, établir une relation avec la nature sauvage. Ainsi, je fus content de retrouver les miens malgré les vicissitudes du voyage qui ont contraint le confrère qui m’accompagnait à rebrousser chemin avec sa voiture et à terminer le reste du trajet à pied.
Après les salutations d’usage selon le bon rituel mais combien compliqué baoulé, mes frères qui étaient visiblement bien contents de me revoir depuis janvier 2010, m’ont invité à prendre le pot traditionnel de bangui pour me souhaiter la bonne arrivée fraternelle. Je n’attendais que cela de toutes les façons. C’est toujours un moment de délices pour moi, boire du vin de palme, souvent jusqu’à la lie. Autour de ce pot fraternel qui suscite toujours de la bonne causerie, je m’attendais à celle à laquelle j’ai toujours été habitué par mes frères : telle jeune fille s’est mariée avec tel jeune homme malgré l’opposition des parents par trop conservateurs ; telle autre a dû fuir nuitamment le campement pour ne pas avoir à subir l’incessant harcèlement des jeunes et même de quelques adultes avides de chair fraiche ; tel cousin paresseux qui n’a pu récolter un seul sac de riz ; tel autre qui a abandonné son champ d’ignames pourtant prometteur pour aller à la conquête d’une jeune fille incertaine ; tel jeune homme qui est allé chercher son gibier dans le piège d’un autre…Ce sont ces genres de nouvelles que mes frères jugeaient utiles pour mon information chaque fois que je me suis retrouvé avec eux dans les mêmes circonstances et ambiances.
Contre toute attente, cette fois-ci, et pour cette présente beuverie fraternelle, le ton et la nature des nouvelles ont purement et simplement changé, à ma très grande surprise.
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Petit frère, quelles sont les nouvelles fraiches du pays ? Te connaissant, je suis sûr que tu as beaucoup à nous dire. Me demande et se rassure, d’un ton doux mais ferme un ami.
A peine ai-je tenté une réponse qu’un autre, avec beaucoup de lucidité que je ne lui avais jamais connue s’imposa net :
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Petit frère, nous avons appris, par la radio, que les universités viennent de rouvrir.
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Oui, il y a seulement quelques jours. Je répondis.
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On nous a aussi dit que les travaux on coûté cent milliards de francs Cfa. Est-ce vrai ?
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Oui, cent milliards selon le ministre ; cent dix milliards selon le président lui-même. Je précisai.
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Ah bon ! Comment ça ? Il y a eu donc de nouvelles universités ? Questionna un autre qui vidait son verre et raclait bruyamment sa gorge comme pour laisser circuler son bangui.
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Non ! Pas du tout ! Se précipita de répondre un autre, le verre encore plein du précieux liquide.
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Comment ça alors ! Cent dix milliards pour peindre uniquement des bâtiments ! Ca c’est grave ! Dans quel pays sommes-nous ? Nous les paysans, on nous chante chaque jour que le succès de ce pays repose sur nous. Mais personne ne nous connaît. Leur affaire de développement c’est pour Abidjan seulement. Nos pistes sont lamentables. Petit frère, tu as dû toi-même t’en rendre compte en arrivant ici. Ta voiture a été obligée de retourner à cause de notre horrible route. Nos produits, fruits de nos labeurs et de nos sueurs, pourrissent dans nos champs. Quand nos femmes s’arrangent pour arriver au marché, d’autres femmes venues d’Abidjan les exploitent et pillent sans vergogne leurs marchandises. Quand nous sommes malades, personne ne s’occupe de nous dans les hôpitaux. Et les ordonnances sont tellement nombreuses et coûteuses que nous sommes obligés de fuir souvent nuitamment l’hôpital pour venir voir mourir notre malade ici dans cette brousse. Mais, malgré tout, nous tenons quand même. Ici au campement, notre développement c’est le cellulaire et le réseau que nous recherchons et trouvons difficilement dans les arbres de nos brousses. C’est cela notre développement ici au campement. Tu es prêtre. Plus que nous ici au campement, tu vois et tu sais beaucoup de choses. Tu dois donc prier pour nous afin que nous soyons développés. Pas le développement qu’on nous promet à la radio et pendant les campagnes électorales et les discours officiels. Nous voulons le vrai développement, celui qui prend en compte nos réalités.
A dire vrai, j’ai été fortement à la fois subjugué et impressionné par cette réflexion à laquelle je ne m’attendais point. J’ai dès lors compris que l’actualité que je voulais fuir est en train de me rattraper ici au campement, en pleine brousse, lieu où d’ordinaire ce genre de réflexion n’est pas évident. Quand j’ai essayé d’intervenir pour dire quelque chose suite à cette brillante remarque et réflexion de ce frère, un autre réclama la parole après avoir exigé qu’on remplisse son verre.
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D’ailleurs, commença-t-il, pourquoi verser tant d’argent dans la réhabilitation d’universités dont on sait que l’entretien ne suivra jamais ? Pourquoi s’endetter pour des choses éphémères ? Et puis, que vont devenir tous ces étudiants, nos frères, sœurs et amis, quand on sait que leurs aînés vivent un chômage chronique, la plupart étant devenus des gérants habiles de cabines qui viennent ici, de la ville, nous faire des transferts d’unités. A mon avis, ce ne sont pas les murs qu’il fallait repeindre, mais plutôt le système qu’il faut changer. Je suis toujours fort surpris que ce pays rempli pourtant d’intellectuels en soit encore à ce niveau de son système éducatif. Pendant la campagne, ils sont venus ici, dans des cortèges impressionnants malgré l’état de nos routes. Ils nous ont promis tant de choses qu’ils ont oubliées et donc qu’ils ne pourront jamais réaliser. Le cycle de l’enfer continue donc pour nous. Pour nous, les régimes passent mais se ressemblent. Au moins sous Gbagbo, on nous a acheté le cacao à 1000f un moment. Cela nous a donné au moins l’illusion d’être riches, mais depuis, plus rien. Des acheteurs véreux et sans scrupule venant de la ville nous obligent à leur brader nos récoltes. Nous sommes les oubliés et les misérables de la solution et du développement. Nous sommes importants pendant les élections. A l’évidence nous ne sommes pas leurs frères, amis et parents. Nous ne comptons pas à leurs yeux. Petit frère, comme tu es proche de Dieu et que tu lui parles chaque jour, demande-lui de venir nous sauver.
Le reste de notre causerie se passa dans cette ambiance politique inédite où chacun de mes frères et amis, à sa façon, en français ou en baoulé, voulait dire quelque chose, exprimer son mécontentement, exposer ses complaintes contre le régime et se confier à Dieu en me prenant à témoin de leur galère. Un des points chauds de cette causerie fraternelle a été la question du « rattrapage ethnique » dont l’actuel pouvoir se sert pour marginaliser et mépriser les autres ethnies du pays. Naturellement, certains y voient, pour des raisons qui leur sont propres, une « bonne chose » : cela permettrait, selon eux, à un groupe de diriger le pays en attendant le tour des autres. De cette façon, in fine, on verrait quel groupe a mieux dirigé. Evidemment, sans être d’avis avec leur idée, je la respecte tout de même. Beaucoup d’autres par contre y voient une fausse politique. Selon eux, le « rattrapage ethnique » à la mode et au programme aujourd’hui chez nous met dangereusement la différence entre les Ivoiriens et creuse davantage le fossé entre les groupes ethniques. Ils souhaitent qu’il y ait une intégration de toutes les ethnies dans la gestion des affaires du pays en vue de la construction de la nation ivoirienne. Si chaque président parvenu au pouvoir devrait promouvoir son clan, son ethnie et sa région, nous ne serons que des Ivoiriens mis les uns à côté des autres et toujours prêts à se faire la guerre. Ils ont relevé que si un groupe ethnique a pris les armes contre les autres, nous ne devons pas être surpris que demain un autre groupe en fasse autant, même si cela n’est pas leur souhait. Evidemment j’ai partagé leur point de vue en ingurgitant assez de bangui. Personnellement j’étais content de la maturité d’esprit et du raisonnement de ces frères qui naguère n’osaient pas s’aventurer sur le terrain politique. A ma question de savoir pourquoi ils émettent aujourd’hui des idées politiques de ce genre, ils me répondirent que Gbagbo, qu’on l’aime ou pas, et d’ailleurs qu’ils n’ont pas voté, leur a appris qu’il faut dire la vérité et ne pas avoir peur de la dire quel que soit celui qui est en face. Et que désormais, ils sont résolus à la dire. Ils m’ont dit avec force que même dans la brousse, au milieu de leur plantation, ils ne demeurent pas moins des citoyens ivoiriens ayant droit d’opinions et de critiques sur la vie de leur pays surtout quand il va mal comme cela est le cas aujourd’hui.
En dehors d’un seul de ces frères qui a dû arrêter ses études après le deug 1en lettres modernes pour des raisons économiques, tous les autres n’ont jamais vu un tableau noir. Jusque-là acteurs anonymes et ignorés de la vie de leur pays, réduits au simple statut de paysans analphabètes, ils veulent aujourd’hui, vu la gravité de la situation qui prévaut dans leur pays, sortir des sentiers battus pour tracer leur propre destinée. Ils m’ont martelé qu’ils veulent désormais réfléchir par eux-mêmes.
J’ai alors compris que sous le règne de Gbagbo les Ivoiriens ont été forgés à un autre type de mentalité. Leur esprit a été éduqué à la critique, à la perspicacité et à la philosophie. Aussi, quand j’ai dit à ces frères que désormais, avec le nouveau pouvoir qui règne à Abidjan et ses suiveurs, les Ivoiriens ne peuvent plus réfléchir de cette façon sans courir les risques de se faire zigouiller par les Frci, cette armée tribale à la solde du pouvoir, ils m’ont unanimement rétorqué que « nos idées sont nos idées. Personne ne peut nous les arracher. Nous ne voulons pas être les assimilés et les aliénés du régime ».
Quant au pot de bangui, il était déjà à la lie, à mon grand mécontentement.