11 avril 2011- 11 avril 2014: saison 3 d'un déni de démocratie
Il y a exactement trois ans, les forces du mal se sont violemment emparé de notre pays. Dans l'état actuel de celui-ci, les mots, malgré tous le poids qu'on leur donne, suffisent-ils pour décrire ou nommer le chaos ou l'anomie qui y règnent? Tout bien pesé, qu'est-ce qui n'aurait pas encore été suffisamment dit sur la situation actuelle de la Côte d'Ivoire, depuis les origines jusqu'à maintenant, qui vaudrait encore quelque intérêt et attention à l'occasion de ce sombre anniversaire? Ces mots seront-ils, d'ailleurs, assez percutants pour titiller les oreilles des bombardiers démocratiques qui ont pris notre pays en otage avec leurs complices occidentaux?
1) Écrire notre histoire
C'est Jean-Jacques Becker, doyen des historiens français de la Première Guerre Mondiale qui a noté «qu'il n'y a pas de remarque plus sotte, ni plus fréquente, que de se demander ce que l'on peut encore bien écrire sur la Grande Guerre après que tant d'ouvrages, de films, de romans lui ont été consacrés.» (Revue historique des armées, 242/2002, pp4-15). De son côté, l'écrivain chinois Liu Zhenyun reconnaît qu'«il est difficile d'écrire sur l'actualité, car il y a des choses sensibles, des tabous». Il relève aussi qu'«il est encore plus difficile d'écrire sur le passé, d'en trouver la vérité.» (Interview dans le quotidien français DNA du 17 mars 2014, p.8). N'empêche, pour paraphraser l'historien et géographe Stéphane Vautier je confirme qu'écrire sur la guerre en Côte d'Ivoire semble aller de soi.
Pour ma part, ayant moi-même, dans mon corps et mon âme, vécu ces douloureux événements, j'ai décidé depuis le 11 avril 2011 de me ranger du côté des maltraités, des opprimés et des laissés pour compte. Prêtre, je n'ai pas compris et supporté l'horreur qui a conduit la gent armée au pouvoir. Très modestement, j'essaie de dire ma part de vérité, de constituer sobrement ma propre littérature de guerre, au nom de ma foi car contrairement à ceux d'en face je suis convaincu que seuls ma foi et les mots pour l'exprimer peuvent nous introduire dans ce que le pape Jean Paul II a appelé intelligemment «la civilisation de l'amour».
Redire ce qui a été plusieurs fois déjà dit fait aussi partie de la foi. Depuis trois ans, je parle et je parle, j'écris et j'écris. Ceux qui prennent de leur temps pour me lire sauront mesurer la justesse ou non de mes propos. Pour ce troisième anniversaire de notre drame, je vous invite encore à me lire.
2) Problématique existentielle
Je voudrais poursuivre la présente réflexion en empruntant et m'appuyant opportunément sur les propos de Charles Onana: «Ce qui oppose fondamentalement le président Gbagbo aux dirigeants français, c'est non seulement l'orientation politique et le destin qu'il veut donner à la Côte d'Ivoire mais aussi et surtout la personnalité même du chef de l'Etat ivoirien. Les dirigeants français de cette période ont une certaine idée de ce que devrait être la Côte d'Ivoire et ses dirigeants. Le chef de l'Etat ivoirien, lui, en a une autre, à l'opposé de celle de ses partenaires français.» (France-Côte d'Ivoire. La rupture, Paris, Duboiris, 2013, p.13). Me concernant, je crois que ceux qui nous gouvernent aujourd'hui malgré nous ne seront jamais sur la même longueur d'onde que nous dans notre façon de percevoir l'évolution du monde et dans notre orientation souhaitée de l'avenir de l'Afrique et de notre pays en particulier. Quel est leur choix? Faut-il que nous soyons ce que nous voulons être, selon notre propre philosophie, notre propre génie et intuition, ou au contraire faut-il que notre être et notre destin soient pensés, inventés et nous soient parachutés de l'extérieur, de la France notamment? Faut-il choisir notre libération ou confirmer notre sujétion ; devenir ce que nous sommes ou le vivre avec une personnalité d’emprunt? Doit-on créer notre propre Histoire ou laisser nos maîtres la créer et l'écrire à notre place et contre nous? L'enjeu de l'après 11 avril 2011 reste essentiellement accroché et articulé à cette problématique existentielle. Tout le reste n'est que l'application du choix que nous aurions fait. Sur cette question qui normalement devrait nous mobiliser et galvaniser tous, le constat est que nos opinions restent diamétralement opposées les unes aux autres pour notre propre malheur. Si nous limitons le 11 avril à la célébration de la défaite ou de la victoire selon le camp dans lequel nous nous trouvons et où l'histoire nous a placés, sans nous laisser porter et marquer par cette réflexion, nous serions les plus à plaindre. Quel sens devons-nous désormais donner au 11 avril? La question ne pourra jamais être subsidiaire. Elle est ouverte à tous.
3) Appeler au débat post 11 avril 2011
Pour le moment, je suis triste de constater que les «vainqueurs» du 11 avril font du surplace, incapable d'élever le niveau du débat démocratique qui n'est pas loin du débat intellectuel et forcément à mille lieues des bombes. Pourtant, je pense que trois ans après, ils auraient dû prendre la mesure du problème et nous convoquer pour débattre. Au lieu de cela, c'est la diversion et la coercition qui nous sont proposées quand certains de ceux qui ne pensent pas comme eux sont impitoyablement traqués, emprisonnés, torturés et déportés. En voulant nous approprier, les deux camps que nous constituons, le 11 avril sans lui donner un contenu réel et pertinent, nous nous conduisons tout droit vers le précipice. J'invite donc les «vainqueurs» à inviter les «vaincus» pour construire l'après 11 avril: voir quel sens réel nous voulons lui donner, en quoi peut-il nous permettre d'être nous-mêmes? Comment peut-il nous aider à éviter de sombrer en permanence dans la misère et la détresse qui nous emportent en ce moment? Bien entendu, le débat se fera dans la tranquillité et la sérénité, sans armes et sans canons ou bombes, qui de toutes façons ne construisent pas mais détruisent. Il se fera avec nos intelligences et nos voix, fort loin de la «haine de l'adversaire» ou de «l'ennemi» jurés.
Pour l'essentiel, nous pouvons être convaincus, du moins du côté des «vaincus» que les armes ne seront jamais la «solution» à notre misère. Tout au plus, elles peuvent aider, avec quelque complicité, à occuper des postes et quelques strapontins. Mais elles ne garantissent outre mesure ceux-ci. Raison pour laquelle le débat reste nécessaire. Car lui seul constitue l'essentiel et pérennise les acquis. Depuis le 11 avril 2011 jusqu'aujourd'hui 11 avril 2014, notre démocratie dont les acquis étaient encore fragiles, a pris un autre virage, guidée malheureusement par les armes portées par des hommes, véritables marchands du surnaturel et trafiquants incorrigibles de puissances occultes, à qui le débat intellectuel et donc rationnel ne dit rien naturellement et qui sont toujours prêts à bander les muscles contre leurs opposants. Ce que nous avons tous vécu dans notre conscience collective nationale doit sonner l'alerte pour éloigner définitivement de nous la malédiction, le sort et la fatalité de la destruction et du chaos. En fermant les yeux sur les difficultés qu'il y a aujourd’hui et qui pourraient susciter d'autres demain, nous prenons le grave risque de faire la place à des gangs qui feront de notre pays leur terrain de jeu guerrier. N'ayons donc pas peur du débat. Lui seul est capable de nous guérir, nous réconcilier et nous construire. C'est l'articulation savante que nous aurions pu faire entre le 11 avril 2011 et les événements qui l'ont suscité et ceux qui lui ont succédé qui nous fera entrer dans la logique et la dynamique de la réconciliation, de la reconstruction et de la «civilisation de l'amour». C'est elle qui pourra désormais guider notre «politique» et notre «destin».
4) «Orientation politique» et «destin»
Dans la réflexion de Charles Onana que nous avions mentionnée plus haut, les notions d'«orientation politique» et de «destin» devraient être incontournables dans le débat que nous devons obligatoirement convoquer et engager. A y voir de près, elles pourraient même constituer, loin des jeux d'intérêts et des opinions dogmatiques, le socle et le fondement de notre engagement sociétal car elles ont l'avantage de nous faire prendre conscience de notre existence en nous projetant utilement, avec nos propres forces, dans notre avenir commun. Elles ont surtout l'avantage d'être neutres, car n'ayant aucune coloration politique. Elles ne font pas partie de nos slogans politiques actuels qui nous bourrent inutilement le cerveau. Elles peuvent donc nous mettre en confiance les uns envers les autres. Parvenus, de gré ou de force, à la croisée des chemins, rien de tout ce qui peut encore nous unir ne doit être méprisé. Surtout, ne croyons pas que rien ne puisse encore nous unir. Ce qui peut nous mettre ensemble aujourd'hui peut être paradoxalement ce qui nous a désunis hier et nous a dressés les uns contre des autres, même si nous les avons volontairement et violemment politisés (les armes contre les mains nues, les patriotes contre les miliciens, le nord contre le sud, Lmp contre Rhdp, pro-Gbagbo contre pro-Alassane, Blé Goudé contre Soro, communauté internationale contre souveraineté nationale), à savoir le 11 avril et tous les événements graves qui l'ont préparé. L'intérêt que peut susciter pour nous le désormais 11 avril pourrait certes porter toutes nos haines, nos méchancetés et nos cruautés, mais aurait l'avantage de les transformer en amour et en civilisation. Sans doute, les occidentaux ont-ils tiré énorme profit des deux Grandes Guerres Mondiales qu'ils ont vécues dans leur chair. En célébrant cette année le centenaire de la Première, il n'y a pas de doute qu'ils ne se souviendront pas de toutes les misères qu'ils ont connues dues au mépris qu'ils avaient les uns envers les autres à un moment donné de leur histoire commune. Forts de cette réminiscence cathartique et salutaire, ils continueront, à n'en point douter, à solidifier leurs rapports les uns avec les autres qu'ils construisent fort bien aujourd'hui. Le débat est donc incontournable dans notre cas pour orienter lumineusement notre politique et agir courageusement sur notre destin. Il s'agit d'être convaincu que ce que nous voulons et devons être ne peut jamais nous venir du dehors. En construisant notre avenir dans notre propre sang et à la sueur de notre propre front, nous saurons mieux les essuyer définitivement que quiconque. Ne nous créons plus l'illusion que la France et les autres occidentaux nous aiment tant et qu'ils viendront toujours nous sauver de notre misère. Comptons d'abord sur notre propre amour et imposons-le aux autres avant de rechercher le leur ensuite.
Terminons avec le sage sud africain que nous vénérons tous aujourd'hui: «Notre expérience nous a appris que, avec de la bonne volonté, on peut trouver une solution négociée même aux problèmes les plus profonds.» (Nelson Mandela, Pensées pour moi-même, Paris, Points, 2011, p.327).
La haine et le mépris n’arrangent rien !