La dignité africaine
De plus en plus, des voix nombreuses s’élèvent en Afrique et l’on parle de « l’Afrique digne » ou « des Africains dignes ». Ce concept est surtout employé par des intellectuels africains, des journalistes y compris, pour montrer que derrière ce tableau obscur et miséreux que véhicule consciemment et méchamment la presse occidentale pour enfoncer et humilier davantage l’Afrique, il y a une Afrique qui veut bouger et qui refuse de s’aligner sur les ordres des propriétaires du monde qui soumettent sans pitié ce continent en coupe réglée. C’est aussi ce qu’un grand savant africain, Achille Mbembé en l’occurrence, qualifie d’ « Afriques indociles » (Cf. son livre Afriques indociles, christianisme, pouvoir et Etat…, Paris, Karthala, 1988, 213p). Cette « autre Afrique » est constituée surtout d’intellectuels africains de tous les domaines d’activités vivant ou non sur le continent et des étrangers qui prennent de plus en plus fait et cause pour le combat d’émancipation et de dignité que mènent ces intellectuels insoumis contre l’ordre mondial dévoyé et anachronique. Ayant pour la plupart fréquenté les grandes universités du monde et y avoir obtenu leurs diplômes, ils ont suffisamment diagnostiqué le « mal-Afrique », pris le pouls de la situation et ont compris donc le malheur projeté sur ce continent par des groupes d’intérêts mafieux et franc-maçonniques qui ne pensent qu’à la rondeur de leur ventre avec leurs complices locaux qu’ils installent comme leurs relais dans les palais africains. Décomplexés pour la plupart, intègres jusqu’au bout, ils tentent de redorer le blason de l’Afrique étranglée et humiliée à travers écrits, conférences, colloques et manifestations. Si nous devons donner un contenu pur et dur à ce concept, nous avons à comprendre que nous ne devons pas pleurnicher sur notre sort. Nos larmes ont certainement trop coulé, à raison peut-être, à cause de la grandeur de notre drame et de notre profonde amertume. Cependant, l’Afrique digne doit être cette Afrique qui prend conscience de sa situation de dominée et d’humiliée et se donne les moyens, sans rancœur et rancune, mépris et vengeance, de sortir de sa léthargie chronique et des griffes et crocs de ses agresseurs de plus en plus nombreux, violents et exigeants. C’est aussi cette Afrique qui se dote de présidents dignes, qu’elle choisit elle-même et pour elle-même, selon ses propres visions et intérêts, loin des « bombes démocratiques » et sarkoziennes, porteurs de projets intelligents pour leurs peuples et capables de braver l’adversité et de positionner leurs concitoyens sur le chemin du développement. Tout cela, convenez avec moi, constitue un défi majeur à relever forcément. Car, il y a le poids d’une tradition multiséculaire qui refuse de mourir mais qui s’enracine au fil des ans et il y a aussi, les exigences de développement actuelles dont les Africains dignes sont conscients. Le maître, pour des raisons qui lui sont propres mais que nous connaissons depuis longtemps, refuse de lâcher du lest. En face le néo-colonisé veut prendre, vaille que vaille (on dit chez nous tchoco-tchoco) son envol ici et maintenant. La bataille est épique qui exige que la nouvelle génération, celle qui court derrière sa décolonisation, et non sa « recolonisation » (selon Stéphane Smith), prenne en main le contrôle de la situation. Mais en face, il y a les dinosaures, les timoniers et les « boucantiers » qui ont de tout temps participé aux banquets et à la soupe privilégiés du maître et se sont attachés à son goût au point de croire qu’il est le leur et qu’en dehors de lui, il n’y a pas mieux ailleurs. Ils préfèrent ainsi leur état de dominés et de sous-préfets à tout autre. Mais, dans notre cas, la dignité est une conquête. Elle ne sera jamais un don que le maître voudra nous faire par pure grâce. Il nous faut donc lutter pour la conquérir et en jouir pleinement. En mesurant l’ampleur du drame qui secoue ce continent et l’homme noir depuis leur tumultueuse rencontre avec l’homme blanc, nous déplorons le mépris que celui-ci a toujours eu pour le Noir. Derrière des apparences bons chics bons genres, le Blanc n’acceptera jamais d’être l’égal du Noir. Il dit posséder et contrôler « sa psychologie et son âme ». Au nom de cela, il peut le traiter en esclave et donc en moins que rien. La conquête de notre dignité consistera donc d’abord à prendre conscience que le Blanc nous « aime » parce qu’il peut encore et toujours profiter de nous. Il est donc clair que si les choses restent en l’état, nous continuerons toujours à travailler comme des esclaves pour nous appauvrir et l’enrichir. D’ailleurs, le système actuel mis en place consiste fort bien à nous maintenir dans notre état d’êtres humains subalternes et dominés, taillables et corvéables à merci. Il est malheureux et triste que certains Africains tombent en transe quand, dans des discussions et débats intellectuels, nous évoquons cet aspect nuisible et méprisant de notre relation avec le Blanc. Le pire est qu’on nous défend d’en parler. Pris dans le tourbillon d’une espèce de syndrome de Stockholm où la violée tombe contre toute attente amoureuse de son violeur, ils nous rabâchent chaque fois qu’on n’a pas besoin d’évoquer notre soumission pour nous développer et surtout que le Blanc est là pour nous faire du bien ; qu’il suffit que nous ne voulions pour que notre développement advienne illico presto, ici et maintenant. Le dire, c’est faire semblant d’ignorer tout le système de profits et de rackets mis en place pour que nous demeurions dans notre léthargie chronique. Je suis de ceux qui pensent que nous ne devons pas perdre notre temps à pleurer sur notre sort. Mais je suis tout aussi convaincu que nos malheurs ne viennent pas seulement de nous. La question donc de la conquête et de la découverte de notre dignité reste une priorité. Pour moi, il est le socle sur lequel tout peut se construire en Afrique. Les Asiatiques et les Sud-américains nous en donnent chaque jour l’exemple.