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Violence et pratique de libération chez Jean-Marc Ela
08/03/2013 12:59
VIOLENCES ET PRATIQUES DE LIBERATION SELON JEAN-MARC ELA
RESUME
Cet article que nous proposons ici est écrit à l’ombre d’un grand théologien africain que la jeune histoire de la théologie africaine retiendra comme l’un de ses plus grands animateurs. Il s’agit du théologien, sociologue et anthropologue camerounais Jean-Marc Ela. Il a engagé sa foi, son intelligence, sa force, son sacerdoce au service de l’Eglise en Afrique. Voulant vivre sur les traces du Christ qu’il appelle « le Crucifié du Golgotha » et de son maître spirituel Baba Simon, il s’est exercé à un ministère particulier au milieu des paysans Kirdi du Nord-Cameroun. Pendant quatorze ans, il s’est identifié à eux, partageant leurs peines, leurs misères et les a préparés à réagir contre les violences de l’Etat dont l’objectif était de les spolier de leur terre et de brader les fruits de leurs travaux. Cet article essaie de faire revivre l’engagement de cet homme avec ses convictions et les difficultés qu’il a dû rencontrer et surmonter au nom de sa foi. Il nous engage à l’expérience de la lutte.
MOTS-CLES : Jean-Marc ELA-violence-barbarie-domination-exploitation-impérialisme-relais locaux-lutte-libération-coloniale-Eglise.
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REPRESSION, DOMINATION ET EXPLOITATION COMME VISAGE AFRICAIN DE LA VIOLENCE SELON JEAN-MARC ELA
Pour Jean-Marc Ela, parler de violence dans l’Afrique contemporaine, c’est mettre en exergue et de façon systématique, le processus d’appropriation du continent commencé à l’époque de la traite négrière, peaufiné dans ses dimensions économiques, politiques et culturelles durant la colonisation et plus scientifiquement aujourd’hui. La violence actuelle qui régit les rapports entre Blancs et Noirs ne peut se comprendre en dehors de ce système de répression, de domination et d’exploitation de l’homme noir par l’homme blanc avec ses relais locaux. A tout le moins, l’irruption du Blanc dans l’univers de vie du Noir a été un processus violent dont les stigmates demeurent encore prégnants. Pour Jean-Marc Ela, la violence se lit et se comprend à la lumière de la négation du Noir par le Blanc. Son analyse de cette négation, mieux de cette « paupérisation »[1] s’appesantit davantage sur le rapport des forces violentes exercées sur les paysans qui, d’après lui, ont le plus souffert de cette violence planifiée : « durant toute la période où a régné le Code de l’Indigénat[2], ce qui a marqué la vie des paysans noirs, c’est un climat d’insécurité et de peur. »[3]Dès lors, « l’Afrique des villages » a été le lieu de cette violence aussi bien physique, morale que psychologique exercée sur l’Africain. Au cœur de cette violence inouïe, se trouve le système d’exploitation mis en place par le colonisateur pour exproprier, piller et soumettre l’Afrique en coupe réglée. Jean-Marc Ela fait remarquer que « de fait, les agents de police vident les villages pour peupler les chantiers et les zones d’exploitation. »[4] Pour développer son « économie de traite », il fallait violemment déstructurer tout le système d’organisation économique traditionnel trouvé sur place. Il fallait par la suite imposer par la violence une politique de domination et d’exploitation tous azimuts où le Noir était tout entier et à bon marché livré au service du Blanc. Les conditionnements psychologiques de cette violence d’exploitation s’organisent autour du mythe du Blanc violent dont le Noir devrait avoir une peur bleue. Les moyens visibles de cette oppression étaient la réquisition du Noir pour bâillonner le Noir. Comme nous le fait constater Jean-Marc Ela, « l’exploitation des paysans, au temps où l’administration utilisait les gendarmes et les soldats (noirs) pour forcer les gens au travail, est placée sous le signe de la violence et de la répression. » [5] Selon Mongo Béti, le slogan qui structurait cette violence du Blanc violent était « un Blanc ne cherche qu’à gagner l’argent, le plus possible.»[6] Cette économie de traite, basée essentiellement sur l’exploitation et la richesse par tous les moyens même en brutalisant l’homme noir de mille et une façons, a généralisé « le règne de la marchandise ».[7] La découverte du « Blanc qui ne cherche qu’à gagner beaucoup d’argent » crée chez le Noir l’envie d’en faire autant, par tous les moyens. En nous faisant découvrir cette sombre réalité de notre histoire violentée, Jean-Marc Ela ne manque pas de stigmatiser l’attitude du Noir rendu violent et associé au Blanc violent pour réprimer, dominer et exploiter le « Noir sauvage » soumis et impuissant.[8]
« Dans le contexte où se décomposent les structures de la société traditionnelle, la participation des Africains à l’exploitation de leurs congénères est une composante de l’entreprise coloniale. Les campagnes ne sont pas seulement un réservoir de « tirailleurs sénégalais » ou de main-d’œuvre pour les Blancs ; elles constituent aussi un lieu d’exactions que les paysans subissent de la part de ces « Blancs » à peau noire » formés par l’enseignement colonial».[9]
La complicité avec le colon était visible. Pour s’assurer de sa violente présence psychologique chez le Noir, l’administration coloniale devrait coopérer en amont avec les chefs de village et leur notabilité. Ceux-ci, pour ne pas compromettre leur situation vis-à-vis du colon, devraient eux aussi exercer la violence sur leurs frères.[10] Ainsi, pour des profits dérisoires, les « évolués » sont de gré ou de force utilisés par les colons comme forces militaires violentes contre leurs propres frères pour les opprimer.[11] La situation des paysans Noirs sous la colonisation était donc une situation de misère occasionnée par la violence, en plus d’être écrasés par l’impôt, volés par les commerçants et les contrôleurs escrocs et véreux, grugés par les notables rendu volontairement violents.[12]Pendant cette période d’oppression, de domination et d’exploitation, les paysans ont été introduits avec violence dans un système d’aliénation dit de développement. Celui-ci reposait en fait sur leur propre exploitation.[13]Jean-Marc Ela relève que c’est par la violence et la spoliation que le colonisateur embellissait son économie. Celle-ci était essentiellement constituée des revenus des matières premières dont la culture était basée sur l’oppression, l’esclavage et le travail forcé avec les migrations obligatoires des populations vers les zones d’exploitation et de violence.[14] Quand le travail forcé fut aboli, il fut remplacé par l’impôt obligatoire. Ce qui évidemment obligeait le paysan à accroître sa production pour payer sans cesse un impôt de plus en plus lourd et violent.[15] Tout ce système de prédation basée sur la violence et appuyé par les soutiens locaux s’est développé au fil du temps et de l’évolution du monde pour maintenir l’Afrique dans un environnement de plus en plus violent, avec les mêmes méthodes, les mêmes objectifs et les mêmes acteurs. Aujourd’hui, dans le rapport de l’Afrique avec l’Occident, l’impérialisme qui systématise la violence de cet Occident, est à la mode.
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L’IMPERIALISME MODERNE COMME PARADIGME DE LA VIOLENCE ACTUELLE SELON JEAN-MARC ELA[16]
Jean-Marc Ela analyse et fait comprendre le paradigme de l’impérialisme contemporain par la notion de « l’Afrique étranglée ». Partant toujours de son expérience personnelle dans le milieu rural, avec les paysans Kirdi du Nord-Cameroun, il identifie « l’Afrique étranglée » aux « paysans et aux paysannes qui la peuplent en majorité ».[17]Il pense que les « systèmes politiques » ont favorisé, avec la complicité des « sociétés multinationales et bancaires », les conditions réelles et optima de « surexploitation » du travail du Noir et des ressources naturelles.[18] Il soutient que « l’économie de traite enferme les paysans noirs dans le processus de paupérisation inhérent à l’impérialisme».[19]Cela nous fait comprendre que l’impérialisme moderne est un processus violent, un vent contraire qui balaie tout ce qui n’est pas occidental et impose de nouveaux réflexes dans la pensée, l’agir et même dans la foi. Selon Achille Mbembé, il s’appuie sur la manipulation ethnique, tribale et religieuse. Toute chose qui aggrave de fort belle manière et dangereusement les « opportunités de mort violente ».[20] La préoccupation de Jean-Marc Ela est de faire comprendre cette situation de violence que génère aujourd’hui l’impérialisme avec toutes les formes qui la composent et l’aggravent. « La réalité africaine donne à réfléchir », avertit-il. Il nous faut dès lors comprendre qu’aujourd’hui, « l’Afrique étranglée » doit faire face à tous les systèmes et moyens modernes de l’impérialisme violent. Nous pouvons relever, outre la forme classique qu’est le capitalisme triomphant, des formes plus subtiles et non moins perverses et cruelles que sont la Françafrique, la franc-maçonnerie, la mondialisation et leurs réseaux connexes.[21] Même si Jean-Marc Ela ne traite pas prioritairement et directement de ces cas, nous pouvons comprendre avec lui que « la situation s’aggrave ». Quand l’Etat lui-même devient un « appareil d’oppression »[22], il faut craindre que la corde qui étrangle l’Afrique ne se solidifie davantage. On peut aussi observer et soutenir avec Jean-Marc Ela que « les pays africains sont tombés dans les mains des brigands »[23]à cause de cet impérialisme violent. Sur le bord du chemin ils ont abandonné un moribond dont personne ne veut s’en occuper en dehors de le dépouiller de ses biens cachés sous son manteau encore ensanglanté. Pour lui, cette violence est un péché :
« Je me suis aperçu que le péché n’est pas seulement quelque chose de personnel ou d’intérieur, de moral et de spirituel. Il a aussi une dimension politique parce que le péché s’inscrit dans les structures d’injustice, de violence et de domination qui font que beaucoup d’hommes sont dépouillés de leurs biens, sont victimes d’un Etat qui affame et tue en fonctionnant par différentes formes de massacres, de violation des droits de la personne et les camps de torture».[24]
Le constat du sociologue Jean Ziegler sur la question est profondément inquiétant :
« Chaque jour, 100 000 personnes meurent de faim ou de ses suites immédiates. Plus de 36 millions en 2002. Toutes les sept secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Toutes les quatre minutes, quelqu’un perd la vue à cause du manque de vitamines A. En permanence, 840 millions d’êtres sont gravement sous-alimentés, mutilés par la faim. Cela se passe sur une planète qui pourrait nourrir sans problème douze milliards d’êtres humains, soit le double de l’actuelle population mondiale. Conclusion : ce massacre quotidien par la faim n’obéit à aucune fatalité. Derrière chaque victime, il y a un assassin…La globalisation des échanges marchands, de services, de capitaux, de brevets a abouti, durant dix ans passés, à l’établissement d’une dictature mondiale du capital financier. »[25]
L’impérialisme violent, brutal et excessivement barbare s’exprime aussi, et volontiers, à travers des discours officiels de ses tenants, ses maîtres et théoriciens patentés. Récemment, des professeurs de l’université de Maroua au Cameroun ont analysé scientifiquement le Discours de Nicolas Sarkozy prononcé lors de sa visite au Sénégal à l’université Cheick Anta Diop. Ils y ont découvert un discours impérialiste et volontairement violent.[26] Nicolas Sarkozy avait en effet dit clairement et soutenu que les Africains ne sont pas encore rentrés dans l’Histoire. Ils seraient donc encore à sa périphérie, rasant certainement le mur pour survivre. Pour cela, on peut aisément comprendre que la France puisse se permettre d’imposer sa démocratie en Afrique au prix de la violence et du sang. Les récents événements douloureux de la Côte d’Ivoire et de la Libye nous édifient sur les méthodes de l’impérialisme violent et exagérément barbare.
Que faire ?
Dans cette « Afrique étranglée », des voix de plus en plus se lèvent pour revendiquer un mieux-être qu’on peut appeler libération : « Nous voulons vivre mieux »,[27]crient-elles sans peur aux violents de ce monde.
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LES ACTES DE LIBERATION CONTRE LA VIOLENCE : L’EXPERIENCE PERSONNELLE DE JEAN-MARC ELA[28]
Les actes de libération, selon Jean-Marc Ela, sont une réponse, une riposte cinglante et appropriée contre la violence et la barbarie érigées en règles d’or de gouvernance en Afrique. Il interroge pour cela la Foi, la Théologie et l’Eglise en Afrique : « Qu’est–ce que le Dieu de Jésus-Christ peut bien nous dire aujourd’hui en Afrique ? »[29];
« Que signifie Dieu pour les gens qui sont dans les situations de pauvreté, de sécheresse et de famine, d’injustice et d’oppression ? »[30]; Quel est le Dieu des Eglises à l’ère du marché ? Quel message livrent-elles sur ce Dieu là où nous sommes ? Dans la société-monde en émergence où le meurtre d’Abel se réactualise, comment être fidèle au Dieu de la Bible sans se réapproprier sa puissance de protestation et partager sa colère dans le temps des exclusions où nous vivons ? »[31]
Sa thèse est que ce qui fonde la théologie et peut la rendre pertinente et encore crédible en Afrique aujourd’hui, « c’est sa capacité de remettre radicalement en question la manière dont l’autre est traité en Afrique depuis la Renaissance à travers des formes de violence, de génocide et d’oppression qui se renouvellent ».[32] A partir de cette thèse, il donne lui-même sa propre expérience de lutte et de libération qu’il a acquise sur le terrain durant son ministère pastoral. Deux faits majeurs ont donné une orientation profonde et radicale à sa pratique de libération contre la violence :
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« (…) Bouba, le responsable de la communauté, prend la parole : ‘Le moniteur agricole, le chef de canton et le sous-préfet nous ont réunis. Ils nous ont dit :’Maintenant vous allez arracher tout le mil que vous avez cultivé pour faire du coton’. Sous leurs yeux, continue Bouba, nous avons commencé à arracher notre mil. Chacun, levant le bras au ciel et d’une main tenant les tiges du mil, disait : ‘mon Dieu, tu vois, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi, mon Dieu‘’».[33]
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« La colère de la femme Kirdi » : « Je voudrais rappeler ici un évènement qui a marqué ma vie et orienté toute ma démarche de réflexion et de recherche… Un soir, au cours d’une rencontre vécue sur le modèle de la palabre africaine, j’avais proposé que Dieu soit le sujet de nos échanges et de nos discussions. Au cœur du débat, une jeune femme prit la parole. Elle était en colère. Le débit de ses mots, réduits à une question essentielle, avait surpris et secoué tout notre groupe : « Dieu, Dieu, et après ? » Interrogeait-elle.»[34]
Son expérience de quatorze ans avec les paysans du Nord-Cameroun, a consisté à lutter et à apprendre à lutter contre les injustices et les violences d’Etat à travers leurs appareils locaux. Comme il fallait s’y attendre, il a été l’objet de persécution, de tracasseries diverses parce qu’il était porteur de ce message de lutte et de libération contre la violence étatique.[35] « Je me suis bagarré avec les sous-préfets et les préfets ». Confesse-t-il.[36]On comprend ici toute la difficulté du pasteur quand il consent à vivre sa foi comme un appel à lutter contre les injustices et les violences faites à l’Evangile ; quand il accepte et comprend sa mission comme un prophète.
« Chaque fois que j’avais à organiser quelque chose on voulait l’interdire et il fallait que je me défende…J’étais amené à dire que je fais partie de l’élite de ce pays-là et qu’eux ne faisaient rien pour les gens, donc qu’ils devaient me laisser travailler et que s’ils continuaient, j’allais écrire. Il y avait continuellement des conflits, des tensions».[37]
Comme au temps de la coloniale, les relais locaux sont actionnés pour jouer leur partition dans ce processus violent :
« Notre sous-préfet venait jusque sur le terrain de la mission m’empêcher de réunir les jeunes dans un centre que j’avais construit et appelé Foyer Aimé Césaire en disant que notre foyer n’était pas autorisé. J’ai répondu que je n’avais pas besoin d’une autorisation pour faire ce travail. Continuellement, il y avait une tension permanente avec un climat de suspicion, de méfiance et de persécution larvée».[38]
A la question qui lui a été posée de savoir s’il n’avait pas peur de cette violence qui à tout moment pouvait l’emporter, il répondit : « Non, je n’avais pas peur ».[39]Et l’héritage laissé aux Kirdi est la « conscience et la capacité de prendre la parole pour se défendre, sans avoir peur ».[40]
Tout le reste de sa mission s’est poursuivi dans cette ambiance de violences étatiques et de menaces contre sa personne, de résistances et de dénonciation. Après le Nord-Cameroun, il prit pied à Melen, un sous quartier pauvre de Yaoundé. Là, il organisa les jeunes pour réfléchir sur l’attitude de Jésus vis-à-vis du pouvoir de son époque. La lecture de l’Evangile était au cœur de ces rencontres où ils ont dû découvrir que Jésus a été lui aussi victime de la violence d’Hérode en le forçant à l’exil égyptien avec ses parents. Par la suite, il a dû faire face aux violences de son époque en s’engageant aux côtés des faibles et des pauvres.[41] Après le meurtre violent de son compatriote, ami et théologien Engelbert Mveng soupçonné d’avoir été tué par le pouvoir en place au Cameroun, Jean-Marc Ela a compris le vrai sens de son combat contre l’injustice et la violence et s’est engagé à crier haut et fort son indignation contre cette violence. Cela lui a valu les menaces du pouvoir qui l’a inscrit sur sa liste noire comme un homme dangereux à abattre. Il partit pour s’exiler au Canada le 6 août 1995 jusqu’à sa mort le 26 décembre 2008. De la raison de son exil, il dira :
« Que je parte aujourd’hui ne signifie donc pas que j’ai fui. J’ai été poussé, par la contrainte et sous menace, à quitter le pays. En réalité, c’est depuis 1990 que je vivais à l’ombre de la mort. Des responsables de milices ethniques financées par le gouvernement cherchaient à paralyser mon existence depuis 1990. Aujourd’hui comme hier, ils veulent réduire au silence ceux de leurs régions qui osent s’attaquer à un régime politique dont la barbarie n’a pas seulement conduit à l’effondrement de notre économie et à la perte de notre souveraineté, mais encore se trouve être à l’origine de l’humiliation de notre pays à l’extérieur».[42]
La préoccupation de Jean-Marc Ela, exprimée dans sa lutte contre la violence et pour la libération, est de susciter un Etat civilisé, c’est-à-dire moins violent et barbare où l’homme vit heureux et adore Dieu. Celle-ci a-t-elle- été prise en compte dans les deux synodes qu’a vécus l’Afrique ?
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JEAN-MARC ELA ENTRE DEUX SYNODES : POUR UNE CIVILISATION DE L’ETAT
« Nous étions un groupe de théologiens africains laissés en dehors du Synode »[43], révèle Jean-Marc Ela avec amertume. L’arrivée de Jean-Paul II au Cameroun en 1995 pour la promulgation des résultats du premier Synode africain a eu lieu quelques semaines seulement après le départ en exil de Jean-Marc Ela. N’empêche que dans un entretien accordé à un journaliste camerounais sur cette arrivée du pape, Jean-Marc Ela ait pu demander clairement au pape de demander à Paul Biya d’instaurer la démocratie et l’état de droit dans son pays le Cameroun qu’il dirige dans la violence. Le Synode lui-même, à travers l’exhortation post-synodale Ecclesia in Africa, n’a pas manqué de stigmatiser la violence qui règne sur le continent. Même si on ne retrouve ce terme de violence que quatre (4) fois seulement dans ladite exhortation (n°s 39, 57,118 et 124), il prend en compte des préoccupations majeures de théologiens africains sensibles au devenir de l’Afrique (mais « laissés en dehors du Synode »), dont Jean-Marc Ela. Selon le Synode, face à la barbarie et aux violences de tout genre qui minent l’Afrique, l’Eglise en Afrique doit être la voix des sans voix afin que partout la dignité de l’homme soit reconnue et protégée (n°70). Mais, là où les pères synodaux ont été davantage courageux, clairs et nets, se faisant ainsi l’écho de ces théologiens marginalisés, c’est l’appel lancé aux marchands et trafiquants d’armes dans le monde et dont les meilleurs clients se retrouvent en Afrique, continent où violences et guerres semblent avoir établi domicile. Les évêques crient à ceux-ci « d’arrêter de le faire » (n°118).
Quant au deuxième Synode, sa promulgation au Benin par Benoît XVI se fait dans un contexte de violence inouïe en Afrique. En effet, au moment où le pape foule le sol béninois, l’Afrique vit encore un traumatisme des suites de la guerre post-électorale en Côte d’Ivoire. Celle-ci s’est terminée dans la violence et la barbarie avec l’engagement direct de la France, des Etats-Unis et de l’ONU instrumentalisée par ces deux puissances. Cette violence a fait officiellement « 3000 morts ». De même en Libye, les mêmes acteurs, avec les mêmes motifs (« instaurer la démocratie » et « la protection des civils »), les mêmes moyens et la même violence y ont suscité une rébellion qui a décimé une grande partie de la population et a emporté le Guide Libyen. Ce qui est à déplorer dans l’exhortation post synodale Africae munus, et qui vraisemblablement constitue son péché mignon et son talon d’Achille, c’est l’omerta observée sur ces deux faits qui portent gravement atteinte à la réconciliation, à la justice, et à la paix dont elle se fait pourtant le chantre.[44] De ce point de vue, bien qu’Africae munus ambitionne d’engager l’Afrique dans un processus de réconciliation, de justice et de paix, en définitive dans un continent civilisé, elle manque gravement de courage prophétique, contrairement à Ecclesia in Africa, en ne dénonçant pas le nouvel impérialisme franc-maçonnique violent qui prolifère de plus en plus sur notre continent où, au nom de la protection de leurs pré carrés et autres avantages mafieux, les anciens colons dont la France notamment s’érigent en guérilleros à travers leurs bras séculiers qui pullulent en Afrique et versent le sang de ses fils. En défendant même au prêtre de faire de la politique (n°108), Africae munus risque de faire de l’Eglise en Afrique et de ses serviteurs, des complices de politiciens véreux et violents qui accordent plus d’intérêts à ce que leur dictent leurs maîtres occidentaux, qui les installent par la violence à la tête de nos Etats, qu’à la misère que vivent chaque jour leurs peuples. Pour Jean-Marc Ela, « il est illusoire de parler de réconciliation et de paix tout en privilégiant les injustices garanties par la violence des appareils de pouvoir dont la plupart sont les relais de l’impérialisme».[45]
CONCLUSION
Jean-Marc Ela s’est inscrit dans une logique de lutte contre la violence, la barbarie et l’impérialisme occidental violent. Il y a consacré tout son ministère et toute sa vie en restant fidèle à Dieu et à l’Eglise qu’il a servis avec dévouement à travers le sacerdoce ministériel. L’héritage qu’il laisse aux générations présentes et à venir est celui de l’engagement au nom de la foi en Jésus-Christ, « le Crucifié du Golgotha » qui prend toujours la défense des faibles et des opprimés. L’Eglise en Afrique n’a pas un autre choix que celui de se mettre sur les traces de son Maître en s’engageant contre la violence et non en servant et mangeant à la table d’amphitryons qui violentent, affament et tuent ses fidèles. Notre engagement pour la réconciliation, la paix et la justice doit se faire autour des valeurs mêmes de l’Evangile qui nous apprend à servir les pauvres. Il suffit pour elle de comprendre ce que lui dit l’Apôtre des Nations : « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés » (Ga5, 1).
Père KONAN Kouadio Colbert
Etudiant en master 2 de théologie dogmatique
UCAO/UUA (kouadiojean1974@yahoo.fr
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[1] Nous empruntons ce concept à Engelbert MVENG. Il parle de paupérisation anthropologique et d’annihilation anthropologique pour décrire l’état de l’homme noir depuis sa rencontre avec l’homme blanc ; Cf son livre L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, Paris, l’Harmattan, 1985, pp.203-209.
[2] Le gouvernement français imposa, en 1887, le régime de l’indigénat à l’assemble de se colonies ; il fut formellement appelé plus habilement Code de l’Indigénat. En général, ce code assujettissait les autochtones et les travailleurs immigrés aux travaux forcés, à l’interdiction de circuler la nuit, aux réquisitions, aux impôts de capitation (taxes) sur les réserves et à un ensemble d’autres mesures tout aussi dégradantes. Il s’agissait d’un recueil de mesures discrétionnaires destinés à faire régner le « bon ordre colonial », celui-ci étant basé sur l’institutionnalisation de l’inégalité de la justice. Ce Code fut sans cesse « amélioré » de façon à adapter les intérêts des colons aux « réalités du pays. »
[3] J.-M., ELA, L’Afrique des villages, Paris, Karthala, 1982, p.29.
[4] Ibid. ; Il faut entendre ici par « agents de police », les soldats noirs mis au service de l’administration coloniale pour mater les Noirs récalcitrants et rebelles au mouvement de colonisation.
[6] Cité par J.-M. ELA, Op. cit., P.36. La littérature africaine de l’époque coloniale est riche en informations concernant cette sombre période de notre histoire récente. On peut par exemple lire Chinua ACHEBE, Le monde s’effondre, Paris, Présence africaine, 1966, 256p. ; BETI, M., Le pauvre christ de Bomba,Paris, Présence africaine, 1956, 286p. ; F. OYONO, Le vieux nègre et la médaille, Paris, 10/18, Julliard, 1956, 192p. ; F. OYONO., Une vie de boy, Paris, Julliard, 1956, 192 P. ; J.M. ADIAFFI, La carte d’identité, Evreux, CEDA-CECAF, 1998, (Nouvelle édition), 160p.
[7] Pour l’historien camerounais A. MBEMBE il faut aujourd’hui associer à la notion de crime contre l’humanité aussi bien les massacres et les violations aggravées des droits humains que les faits graves de corruption et de pillage des ressources naturelles de nos pays. Cf. son livre Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p.28
[8] En instrumentalisant le Noir pour casser du Noir, le colon voulait démontrer au Noir la justesse de son action à son égard.
[9] J.-M., ELA, L’Afrique des villages, p.39.
[11] Ibid., p.43. Il y a une constante dans la stratégie de domination et d’exploitation du Noir par le Blanc. Pour le dompter, il avance masqué ou encagoulé, mettant en avant et en exergue ses complices noirs en face de leurs frères. Le constat général est que le Blanc n’a jamais assumé un crime du Noir. Il montre et accuse toujours le Noir.
[12] Ibid., p.43. Le paysan vivait son passage devant l’acheteur de produits comme un moment d’épreuves où il devrait toujours y laisser des plumes. Depuis le surveillant jusqu’au payeur, il se faisait voler sans pitié.
[13] J.-M., ELA, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985, pp. 119-120.
[14] En Côte d’Ivoire par exemple, des populations ont été forcées d’immigration du Burkina Faso vers la Côte d’Ivoire pour servir de mains-d’œuvre dans les plantations industrielles de la colonie. Ces populations arrivées dans les années 1930 se sont installées définitivement dans leurs zones d’immigration, notamment dans les régions de Bouaflé et de Zuénoula.
[15] J.-M., ELA, L’Afrique des villages, p.26.
[16] On pourrait approfondir davantage la question de l’impérialisme occidental en parcourant le livre de Jean-Claude DJEREKE dans lequel il fait une critique constructive de cet impérialisme ravageur. La question de fond qu’il pose est celle-ci : « L’Occident doit-il diriger le monde ? Peut-il continuer à imposer ses vues partout et toujours ? » ; Cf. Changer de politique vis-à-vis du Sud. Une critique de l’impérialisme occidental, Paris, L’Harmattan, 2004, p.279.
[17] ID, Ma foi d’Africain, p.119.
[19] J.-M., ELA, L’Afrique des villages, p.34.
[20] A., MBEMBE, De la postcolonie. Essaie sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000 p.82
[21] Le constat aujourd’hui est que la plupart de nos chefs d’Etat africains sont membres de la loge franc-maçonnique. Une vidéo qui circule en ce moment sur la toile montre une cérémonie d’intronisation de Chefs d’Etat africains. Des gouvernements entiers sont aussi des « frères de lumière », ainsi qu’ils se désignent entre eux.
[22] Lire sur ce sujet J.-M. ELA, Quand l’Etat pénètre en brousse. Les ripostes paysannes à la crise, Paris, Karthala, 1990, 272p.
[23] Y., ASSOGBA, Jean-Marc ELA, le sociologue et théologien africain en boubou, Paris, L’Harmattan, 1999, p.65.
[25] Cité par J.-C. DJEREKE, Op. cit. pp.18-19.
[26] Cf. Mosaïques, nouveaux discours sur l’Afrique. Scènes, configurations et enjeux, Paris, L’Harmattan, n°1, avril 2011, 398p.
[27] J.-M., ELA, Ma foi d’Africain, p.118.
[28] On pourrait lire avec intérêt Martin HENGEL qui soutient que la raison d’être du chrétien est de travailler à faire disparaître la violence. Il doit être prêt à s’y opposer et à dénoncer tous les abus ; Cf. son livre Jésus et la violence révolutionnaire, Paris, Cerf, coll. Lire la Bible/34, 1973, pp.117-120. Jean-Claude DJEREKE de son côté traite de la question de l’engagement politique du prêtre africain. Celui-ci, sans être un politicien, doit s’engager et lutter auprès de ceux qui sont maltraités et opprimés ; Cf. son livre L’engagement politique du clergé catholique en Afrique noire, Paris, Karthala, 2000, 304p.
[29] J.-M., ELA, Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003, p.7.
[33] J.-M., ELA, Ma foi d’Africain, p.118.
[35] Cf. Y., ASSOGBA, Op. cit., p.64.
[42] Entretien avec le journaliste camerounais Célestin LINGO.
[43] Préface à M. CHEZA, Le Synode africain. Histoire et textes, Paris, Karthala, 1996, p.8.
[44] On pourrait nous rétorquer que ces événements ont eu lieu après la rédaction finale de l’exhortation. Mais en la lisant avec attention, on ne se rend pas compte qu’il y aurait eu une volonté réelle de stigmatiser ces faits même si elle était écrite au moment où ceux-ci se déroulaient. La preuve, aucune mention n’a été faite, pendant ce séjour, dans les discours officiels qui y ont prononcés.
[45] J.-M., ELA, « Identité propre d’une théologie africaine », Théologie et choc des cultures, coll. de l’ICP, Paris, Cerf, 1984, p.44.
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